Chapitre 4 — Whisky et silence
Le verre l’attend, posé au bord de la table basse comme un défi muet. Le whisky, ambré, renvoie un éclat discret sous la lampe. Lucas s’assoit, les épaules lourdes, les yeux brûlants. Tout en lui réclame ce liquide qui anesthésie, qui a tenu sa douleur à distance cinq années durant. Mais il reste immobile, mains serrées entre ses genoux, comme s’il s’attachait lui-même à la chaise.
Quarante jours. Pas trente-neuf, plus maintenant. Quarante jours sans avaler une seule gorgée. Chaque seconde ce soir lui paraît un piège supplémentaire : la voix de Clara, les papiers sans signatures, le nom de Rivier qui revient d’outre-tombe. Il a l’impression que l’univers s’est arrangé pour le pousser à rompre son serment.
Il prend le verre. Le poids dans sa main lui arrache un frisson. L’odeur d’alcool monte aussitôt, familière, douce et violente à la fois. Les souvenirs affluent : nuits de dérive, bars de garde où il noyait ses gardes à vue ratées, bouteilles vidées sur la tombe de Clara, les yeux brouillés. Une spirale qu’il croyait avoir laissée derrière lui.
Il ferme les yeux, inspire. Puis, avec un geste sec, il repose le verre. Trop brutalement. Le liquide éclabousse, laisse une tache sombre sur le carnet ouvert. Un mot se déforme sous l’auréole : SIGNATURE. L’ironie le frappe de plein fouet.
Il rit. Un son bref, étranglé, qui meurt aussitôt. Puis le silence. Un silence qui bourdonne comme une alarme sourde.
Il se lève, fait les cent pas dans son salon. Chaque pas est un battement trop fort dans sa poitrine. Il pense à Clara. Pas à son enterrement, pas à la tombe. À elle, vivante. Son rire un peu rauque, ses doigts tachés de peinture quand elle passait des heures sur ses projets graphiques. Son odeur après la pluie, mélange de savon bon marché et de café. Il se souvient des matins où elle s’endormait contre lui, téléphone à la main, incapable de regarder un film jusqu’au bout.
Il serre les poings. Est-ce possible ? Cinq ans après ? Une voix si claire, si réelle ? La raison lui souffle mille explications : deepfake, manipulation, hallucination. Mais aucune ne tient debout contre le souvenir brut, animal, de ce qu’il a entendu.
Il retourne au carnet. Raye « hallucination ». Raye « canular ». Ne garde qu’un mot : VIVANTE ?
Un bruit sec interrompt ses pensées. Pas le chauffage. Pas la pluie. Autre chose. Lucas redresse la tête, fige ses pas. Le son vient de l’entrée. Un frottement léger, comme si quelque chose avait effleuré la serrure.
Il s’avance, lentement, muscles tendus. Vieilles habitudes : respiration contrôlée, pas glissés pour éviter les grincements. Il approche de la porte, cale l’œil contre le judas. Couloir désert. Lumière automatique éteinte. Rien.
Mais son instinct lui dit le contraire.
Il se recule, attrape un parapluie métallique appuyé contre le mur. Arme dérisoire mais mieux que rien. Il attend. Le silence s’étire. Puis, soudain, la lumière du couloir s’allume d’elle-même. Quelqu’un est passé devant le détecteur. Mais il n’y a plus personne.
Lucas serre le parapluie jusqu’à blanchir les jointures. Le cœur cogne. Un souvenir remonte : des planques interminables, ces instants où on croit voir une silhouette bouger derrière un rideau, où le moindre cliquetis devient une menace. Sauf qu’aujourd’hui, il n’est plus flic. Plus d’arme, plus d’équipe derrière lui. Seul.
Il colle son oreille contre la porte. Bruits de pas qui s’éloignent. Calmes, réguliers. Quelqu’un sait qu’il est là. Quelqu’un voulait qu’il entende.
Il revient dans le salon, mains tremblantes. Ses yeux tombent sur son portable. Écran noir. Pas de nouveau message. Pourtant, il sent la présence, invisible mais insistante. Comme si la conversation avec Clara avait ouvert une brèche que d’autres exploitent déjà.
Il s’assoit, reprend le carnet, écrit d’une main nerveuse : SURVEILLANCE. Le mot s’ajoute à la liste. En dessous, il trace un cercle. À l’intérieur : ILS.
Son esprit se met en marche malgré lui. Qui sont « ils » ? Pas un hasard que la voix ait utilisé ce pronom. Pas une personne isolée, pas un plaisantin. Un groupe. Une organisation. Des moyens.
Ses pensées bifurquent vers Étienne. Le frère absent. Le jumeau dont il n’a presque jamais parlé, qu’il a enfoui avec ses souvenirs d’enfance. Une ombre que Clara avait devinée sans jamais comprendre. Étienne, le fantôme de son arbre généalogique. Lucas n’a jamais su s’il existait vraiment ou si son esprit avait inventé un double pour supporter la maison froide de son enfance.
Mais ce soir, l’ombre se rapproche.
Il retourne à la table basse. Le verre de whisky est toujours là. L’auréole a séché, laissant une tache brune sur le carnet. Lucas ouvre son téléphone, parcourt ses contacts. Hésite. Puis tape un numéro qu’il n’a plus composé depuis deux ans. Martin.
— Ouais ? La voix est pâteuse, fatiguée. Bruit de télévision en arrière-fond.
— C’est moi, dit Lucas.
Un silence. Puis un soupir.
— Putain, Lucas. T’as choisi ton heure.
— J’ai besoin de ton aide.
— Non. Pas encore. T’avais promis.
— Écoute-moi. C’est Clara.
Le rire qui fuse est sans joie.
— Tu déconnes ?
— J’ai eu un appel. C’était sa voix.
Long silence. Lucas entend le froissement d’un canapé, un bip de télécommande. Martin soupire.
— T’es clean ?
— Quarante jours.
— Alors c’est pire. Tu te fais des films.
Lucas ferme les yeux. Il savait que ça viendrait.
— J’ai trouvé des anomalies. Dans son dossier. Des signatures manquantes. Des papiers qui ne tiennent pas debout.
— Et donc ?
— Donc je veux vérifier. Officiellement.
Martin grogne.
— T’es plus flic, Lucas. T’es pas censé fouiller dans ces merdes.
— Je te demande juste de jeter un œil. Discrètement.
Le silence de Martin dure. Puis :
— Je dors pas beaucoup, ces temps-ci. J’ai pas besoin de tes fantômes en plus.
— C’est pas un fantôme, Martin. Pas cette fois.
La ligne se tait. Puis un souffle résigné :
— Passe demain matin. Mais si je vois que tu pars en vrille, je te balance dehors. Compris ?
— Compris. Merci.
Ils raccrochent. Lucas reste un moment, le téléphone à la main. Ses yeux glissent vers la porte d’entrée. Derrière, le couloir doit être vide à présent. Mais il ne peut s’empêcher d’imaginer une silhouette, immobile, qui attend.
Il retourne à la fenêtre. Paris s’agite doucement sous la pluie. Quelques taxis, des volets qui grincent. Lucas fixe son reflet. Il voit un homme usé, cernes creusés, barbe de trois jours, mais dans les yeux une flamme qu’il n’avait plus vue depuis longtemps. L’appel l’a brisé, oui. Mais il l’a aussi ramené à ce qu’il sait faire : chercher. Comprendre.
Il ferme les rideaux. Éteint la lampe. Le salon plonge dans l’obscurité. Dans le silence, il entend encore la voix. Lucas… aide-moi.
Ses doigts frôlent le carnet. Il écrit en lettres noires, larges, jusqu’à griffer le papier : VÉRIFIER.
Et, plus bas : CHEMIN DES CHASSES – CE SOIR.
Quand il se lève pour aller se coucher, il croit voir, sur la table basse, le verre de whisky bouger d’un millimètre. Peut-être un reflet. Peut-être pas.
Il souffle la seule phrase qui lui reste, à voix basse, comme un serment :
— Demain, Clara. Demain, je saurai.