Chapitre 3 — Le certificat
Le jour se lève sans couleur. Un gris rincé qui ne promet rien. Lucas n’a presque pas dormi. L’appel tourne en boucle. Chemin des Chasses. Borne vingt-trois. Il a ouvert la fenêtre à l’aube pour laisser sortir l’odeur de pluie et d’alcool froid. Le verre est resté plein. Trente-neuf jours hier. Quarante aujourd’hui. Il le note sur la page d’en face, mécaniquement.
Il enfile un jean, une chemise propre, la veste sombre dont il a coupé l’étiquette il y a des années. L’habitude du flic : des poches qui ferment, une capuche dans le sac. Il hésite à prévenir Martin. Il prend son téléphone, tape « On doit parler ». Efface. Retape : « Tu bosses ? » Efface encore. La dernière fois qu’il a demandé de l’aide, on l’a trouvé ivre mort sur un trottoir, tie and die façon honte.
Il se contente d’un café noir avalé trop vite. Le liquide brûle la gorge et dessine une ligne verticale dans son corps. Concentration. Priorités. La tombe, oui. Mais d’abord le papier. Les morts laissent des traces administratives. Les vivants aussi.
La mairie du 12e est ouverte depuis vingt minutes quand il pousse la porte. File déjà. Des poussettes, des retraits de cartes d’identité, des certificats de vie commune. Lucas se place à l’écart, observe le ballet. Les automatismes reviennent. Qui surveille qui. Qui regarde trop. Qui s’ennuie. À gauche, un agent déroule les numéros en mâchant un chewing-gum. À droite, un panneau : État civil – Actes. Il prend un ticket.
« C47. » Sa main tient le carton avec une force ridicule. Les minutes coulent. Quand le haut-parleur énonce son numéro, il sent l’accélération dans la poitrine, la même que devant une porte qu’on s’apprête à défoncer, sauf qu’ici il suffit de marcher.
— Bonjour, dit la jeune femme derrière la vitre. Actes ?
— Acte de décès. Copie intégrale. 2018.
— Nom du défunt ?
— Morel. Clara. Date approximative : octobre.
Elle pianote. Écran qui se colore. Elle lève les yeux, pro. Rien à signaler dans son regard. Il pourrait être un cousin lointain, un généalogiste du dimanche, un type qui met à jour son arbre. Elle demande une pièce d’identité. Il tend son permis, expire.
— Ça sort, dit-elle.
L’imprimante à l’arrière crache trois feuilles. Elle les tamponne. Copie intégrale – Acte de décès. Elle glisse le tout sous la vitre.
— Vous souhaitez autre chose ?
— Non. Merci.
Il se décale, laisse passer la personne suivante. Il s’appuie contre le mur en retrait, là où les caméras ne couvrent pas parfaitement. Vieille manie. Il lit.
Acte n° 2147 — Décédé le 11 octobre 2018 à 03h14 — Hôpital Saint-Antoine, Paris 12e.
Morel, Clara, née le 19 mai 1987, à Rennes.
Fille de… Les noms, il les connaît. La mère. Le père qu’elle ne voyait plus.
Profession : graphiste.
Domiciliée : Paris 11e.
Dressé le : 11 octobre 2018 à 09h20.
Par nous, Officier de l’état civil…
Déclaration faite par : P. Herbault, employé des Pompes Funèbres Rivier.
Mention marginale : inhumation Cimetière du Père-Lachaise, 13 octobre 2018.
Il sent un frisson quand il lit Rivier. Le nom pèse. Coïncidence ? Le monde regorge de Rivier. Et pourtant. Le sien — Marc — remonte du fond des bois avec une obstination de fantôme. Lucas replie la deuxième page. Signatures.
L’Officier de l’état civil : paraphe net, RAS.
Le déclarant : P. Herbault… un trait ondulé, presque un gribouillage.
Plus bas, un encart : « Vu l’autorisation d’inhumer, délivrée le 12 octobre 2018 par la Mairie du 12e. »
Signature : —. Vide.
Il cligne des yeux. Relit. Re-relit. Le tampon est là, rond, bleu, daté. Mais la case « signature » au-dessus est vide. Pas de paraphe, pas de griffure maladroite. Juste un trait imprimé qui attendait de recevoir une écriture et qui n’a rien reçu.
Il s’oblige à respirer. Erreur. Numérisation incomplète. Scanner capricieux. Une copie de copie. Mais sa nuque picote. Il replie le document très calmement et revient au guichet.
— Excusez-moi, dit-il à la jeune femme. Sur l’autorisation d’inhumer… il manque une signature.
Elle penche la tête, agacée déjà. Elle regarde. Elle hausse les épaules.
— Ça arrive. Les copies sont des reproductions. Les signatures manuscrites apparaissent parfois mal. Vous pouvez demander à voir le registre, mais… (elle montre une pancarte « Pas d’accès au public ») c’est non.
— Qui pourrait vérifier, alors ?
— Un supérieur. Mais vous êtes ?
Il sourit sans dents. Aucune utilité de sortir l’ancienne plaque. Il montre juste le document, index posé sur la blancheur qui claque.
— Lucas Vasseur. J’étais… le compagnon.
Le mot lui colle à la langue. Elle hésite un bref instant. Tape une extension. Murmure un prénom. Un homme d’une cinquantaine d’années arrive, costume gris, regard qui jauge.
— Problème ?
— Il croit qu’il manque une signature, dit-elle.
L’homme prend les feuillets, lit vite. Quand il tombe sur la case vide, il se fige un peu, infime, mais Lucas, lui, voit ces micro-ralentissements. Il a été entraîné à ça.
— En effet, dit finalement l’homme. Il peut s’agir d’un défaut de reproduction. Nous pouvons vérifier dans le registre papier. Mais je ne suis pas autorisé à le montrer. Attendez ici.
Il disparaît derrière une porte au fond. Lucas compte. Treize, quatorze, quinze. À vingt, l’impatience pique. À trente-cinq, l’angoisse revient. L’homme reparaît à quarante-sept.
— C’est signé, dit-il posément. Ici, au stylo-plume. L’encre a bavé sur le papier. Cela explique peut-être l’absence sur cette copie.
— Par qui ?
— Délégation du Maire. Je ne peux pas… (il s’interrompt, reformule) Les informations sont conformes. Rien d’anormal.
Rien d’anormal. Le mot résonne. Lucas n’insiste pas. Il sourit comme on referme une boîte. Il remercie, glisse le certificat dans sa veste et sort.
Sur le parvis, il s’arrête. Il sait une chose : ce type a menti. Pas frontalement. Par omission. Son regard a fuité. Ses doigts ont serré trop fort la tranche du registre. Et cette façon de dire « stylo-plume » comme si la précision rendait l’alibi plus solide. Rien d’anormal. Il entend l’ironie comme une lame.
Pompes Funèbres Rivier. Le nom lui trotte dans la tête jusqu’au métro. Une recherche rapide. Adresse à deux stations. Il descend une station trop tôt, marche sous une bruine microscopique qui lui cale la chemise au dos. Devant la vitrine, des plaques dorées, des urnes, des compositions florales sous plastique. L’intérieur sent la cire et l’ordre.
— Bonjour, dit une femme aux cheveux tirés, la cinquantaine, sourire d’accueil qui ne touche pas les yeux. Je peux vous aider ?
— J’ai besoin d’un duplicata de dossier. Octobre 2018. Inhumation au Père-Lachaise. Morel, Clara. Le déclarant était un de vos employés, P. Herbault.
Elle cille. Tape sur son clavier. Les lettres se reflètent dans ses lunettes.
— Nous archivons au-delà de trois ans. Je peux voir si… oui. Dossier 10/18-MLR. Il est en sous-sol. Vous êtes… ?
— Le compagnon. Lucas Vasseur.
Elle jauge. Les entreprises funéraires développent un radar pour les ennuis. Elle hoche la tête, décroche un trousseau, disparaît par une porte lourde. Lucas reste seul face au comptoir, entouré de couronnes où des rubans proclament des amours éternelles. Il se focalise sur sa respiration. Quarante jours, bientôt. Il se promet une clope qu’il ne fume plus depuis dix ans. Il sourit tout seul.
La femme revient avec une boîte d’archives craft. Elle la pose, enlève son gilet, enfile des gants fins.
— Je ne peux pas tout vous donner. Mais je peux vérifier des éléments, vous lire des mentions. Si vous avez des questions précises…
— J’en ai. Qui a déclaré le décès ici ?
— Personne ne déclare le décès ici. Nous recevons les documents : certificat médical, bon de mise en bière, autorisation d’inhumer… (elle feuillette) Voilà. Certificat médical : docteur Valette, 03h35, Saint-Antoine. Mise en bière : 12 octobre, 08h10. Fermeture et scellés : 12 octobre, 09h00, présence d’un représentant de la famille, signature… (elle marque un temps) …signature…
— Problème ? fait Lucas, calme.
— C’est… curieux.
Elle pose le dossier, rapproche une lampe de bureau. Lucas contourne le comptoir d’un pas, s’arrête à distance correcte. Il ne veut pas la braquer. Elle lève les yeux vers lui, perplexe sincère.
— Le « bon de fermeture » a un cachet municipal, la mention « scellés posés ». Mais la case « signature du représentant de la famille » est… (elle cherche un mot) vierge.
— Vierge.
— Oui. Ce n’est pas courant. (Elle grimace.) Normalement, on a soit un proche, soit, à défaut, une dérogation. Là, je vois… (elle feuillette vite) …une pièce jointe. Dispense de présence de la famille – cas exceptionnel. Signée… (elle s’arrête à nouveau, fronce.) Il manque la signature aussi.
Le silence se pose. On entend le bourdonnement du frigo des fleurs derrière. Lucas sent, physiquement, le puzzle bouger. Deux pièces qui ne s’emboîtent pas.
— Je peux voir ? demande-t-il.
Elle hésite puis tourne l’écran vers lui. La copie scannée montre un formulaire type, cases imprimées, mentions manuscrites maigres. Dispense… Champs « lieu » et « date » remplis. Rubrique « autorité signataire » : Adjoint à l’état civil. Ligne « signature » : blanche.
— Comment avez-vous pu procéder sans signature ? dit Lucas, sans accusation, dans un souffle.
— Nous avons le cachet de la mairie sur la page suivante. (Elle retourne une feuille.) Voilà. Tampon humide, daté du 12. (Elle se mord la lèvre.) On ne procède pas sans que tout soit en règle, monsieur. Je vous assure. (Elle pousse un petit rire nerveux.) On n’a pas le goût du risque dans ce métier.
— P. Herbault ? souffle Lucas.
— Oui ? (Elle consulte une autre page.) C’est lui qui a fait la démarche au guichet. Il a quitté l’entreprise en 2019.
— Coordonnées ?
— Je ne peux pas…
Il sort son portefeuille, y glisse sa carte. Ce n’est plus un insigne. Une carte blanche avec son nom et un numéro. Sobre. Elle l’examine, relève les yeux vers lui. Décide quelque chose.
— Je peux vous dire qu’il a déménagé en province. Mais… (elle secoue la tête.) Il y a un autre point.
— Dites.
— La fiche d’identification. (Elle extirpe une feuille plastifiée.) On met parfois un bracelet au poignet, on vérifie des traits particuliers. Là, c’est vierge aussi. Pas de mention de cicatrice, pas de signe distinctif. C’est… (elle cherche le mot) bâclé.
Bâclé. Le mot claque. Lucas se penche. Une photo d’archive, floue, prise de haut. Un rectangle de bois clair, ouvert, doublure crème. On ne voit rien d’autre. Il replie la colère dans sa poche. Pas maintenant. Pensée droite : Si on a pu sceller sans signature, on a pu sceller sans vérifier. Et si on a pu sceller sans vérifier…
La femme l’observe.
— Vous cherchez quoi, exactement, monsieur Vasseur ?
Il hésite à répondre avec la vérité simple : Si je n’ai pas enterré la bonne personne, alors tout ce qui s’est passé depuis cinq ans est un mensonge d’État civil. Il se contente de :
— À comprendre.
Elle opine, peu convaincue, mais pas hostile.
— Je peux vous donner une copie du bon de fermeture et de la dispense. Officiellement, non. Officieusement, je peux imprimer un aperçu. (Elle tapote.) Le papier dira « non-valable ». Ça vous ira ?
— Oui.
La machine ronronne. Elle agrafe deux pages, y ajoute un post-it jaune : P. Herbault – retrouver. Elle écrit un numéro interne. Lucas la remercie. Il a déjà un pied dehors quand elle l’arrête :
— Monsieur Vasseur ? (Il se retourne.) Je ne voudrais pas que… (Elle hésite.) C’est peut-être juste des scans ratés, des tampons qui bavent. On a connu pire. Les registres sont vieux.
— Je sais.
— Mais, ajoute-t-elle plus bas, s’il manque une signature à la source, alors… (Elle baisse la voix.) …alors le cercueil n’aurait pas dû être scellé.
Les mots tombent avec le poids d’une loi physique. Lucas ne répond pas. Il sort.
Dehors, la bruine est devenue une pluie fine. Il range les feuillets dans une chemise cartonnée, serrée sous la veste. Il marche sans regarder, avale un pâté de maisons, s’abrite sous un auvent quand l’averse redouble. Il relit mentalement les deux blancs sur le papier. Deux absences qui valent plus qu’une présence.
Son téléphone vibre. Message inconnu. Une photo floue. Bois. Fougères. Un panonceau tordu : Chemin des Chasses. Et, en bas, trois mots : Borne 23. Ce soir.
Lucas relève les yeux vers le ciel, les gouttes lui frappent le visage. Il sent la certitude froide se ficher sous sa peau : l’administration a laissé passer un fantôme.
Il baisse la tête vers les feuillets, et voit, comme si elle venait d’apparaître, la dernière ligne de la copie « Dispense » imprimée : Signature du représentant de la famille : … rien.
Il manque une signature.
Chapitre 4 https://darkbookclub.com/2025/09/03/lappel-de-clara-whisky-et-silence/