
Chapitre 2 — Le cercueil
Le matin où il avait enterré Clara, Paris s’était levé sous une chape de plomb. Pas de pluie, pas de soleil, juste ce gris métallique qui pesait sur tout. Lucas s’en souvenait avec une précision qu’il aurait préféré perdre. Chaque détail de cette journée s’était imprimé en lui comme un tatouage mal cicatrisé.
Il revoit l’allée du cimetière, les pavés humides, les chaussures qui glissaient légèrement. Sa mère avait posé une main sur son bras, mais il ne s’en était même pas aperçu à l’époque. Trop de bruits dans sa tête. Trop de vide autour.
Le cercueil, clair, presque doré, avançait sur les épaules des porteurs. Lui en faisait partie. Il avait insisté, même si ses jambes tremblaient. Porter Clara une dernière fois, c’était la seule chose qui lui restait. Le bois lui avait semblé trop léger. Comme si elle n’était pas dedans. Comme si ce n’était qu’une boîte creuse.
Il avait jeté une rose blanche sur le vernis. La fleur avait roulé, s’était coincée contre le rebord. L’image lui revenait encore la nuit, entre deux cauchemars alcoolisés : une rose qui refuse de tomber, suspendue comme si elle résistait. À quoi, il n’avait jamais su répondre.
Assis dans son appartement, des années plus tard, Lucas sentait encore la brûlure de ce souvenir. L’appel résonnait dans sa tête, mais c’était le poids du cercueil qui le hantait. Cette impression que quelque chose clochait, qu’un détail lui échappait.
Il avait trop bu, à l’époque, pour se fier à ses perceptions. Pourtant, la sensation persistait : ce jour-là, il n’avait pas enterré Clara.
Il se leva d’un bond, ouvrit la fenêtre. L’air humide de la nuit entra dans la pièce, chargé d’odeurs de bitume et de pluie. Il inspira à fond, espérant calmer les battements désordonnés de son cœur. En vain. L’appel avait déclenché un engrenage qu’il ne pouvait plus arrêter.
Il revint à sa table basse, repoussa le whisky, attrapa son carnet. Il nota en lettres capitales : ENTERREMENT – POIDS – CERTITUDE ?. Ses doigts appuyaient trop fort, le stylo déchirait presque le papier. Il ne s’était pas senti comme ça depuis des années : un flic à nouveau, en chasse, recollant des fragments.
La tombe.
Il devait revoir la tombe.
À peine l’idée formulée, elle devint une nécessité. Une urgence. Peu importait qu’il soit deux heures du matin. Peu importait la pluie, les regards des voisins s’ils le croisaient dans l’escalier. Il enfila une veste, attrapa ses clés, claqua la porte derrière lui.
Dans la rue, l’air froid le saisit. Paris à cette heure-là avait une odeur différente, mélange de terre mouillée, de gasoil et de silence. Ses pas claquaient sur les pavés comme des coups de marteau. Chaque bruit amplifiait l’écho de la voix de Clara dans sa tête. Ils te surveillent.
Qui « ils » ? Et depuis quand ? Et surtout… pourquoi lui ?
Il traversa les boulevards presque vides, longea les quais. La pluie s’était calmée, mais les flaques renvoyaient les lueurs orangées des réverbères. Tout lui semblait irréel, comme s’il marchait dans un décor mal fixé. Le souvenir du cercueil l’accompagnait, toujours. Le poids trop léger. La rose suspendue. Les mains gantées serrant le bois.
Le cimetière apparaissait derrière les grilles, silhouette sombre contre le ciel. Lucas s’arrêta devant l’entrée close. Fermé depuis des heures. Il s’en doutait, mais l’évidence lui arracha un soupir de frustration. Il colla son front contre les barreaux froids.
Dans son esprit, l’image de la tombe se dessinait : la pierre claire, sobre, avec son nom gravé. Clara Morel – 1987–2018. Une date de fin qui n’avait jamais cessé de lui sembler arbitraire. Comme si la vie pouvait vraiment se résumer en deux chiffres séparés par un trait.
Il se laissa glisser contre la grille, assis au sol, trempé par l’humidité du béton. Les souvenirs revenaient en rafale. Les mots prononcés ce jour-là par le prêtre, qu’il n’avait pas écoutés. Les visages alignés, certains qu’il connaissait à peine. Les regards de pitié, insupportables. Et, surtout, le silence de Martin, son collègue, resté un pas en retrait. Comme s’il n’y croyait pas non plus.
Lucas ferma les yeux. L’appel de cette nuit et l’enterrement d’il y a cinq ans s’entremêlaient. La voix de Clara, douce et paniquée à la fois, se superposait aux souvenirs du cercueil.
Et si elle n’était jamais là-dedans ?
Et si tout avait été orchestré ?
Une certitude glaciale lui traversa la poitrine : il devait ouvrir cette tombe. Pas maintenant, pas seul. Mais bientôt. Très bientôt.
Son téléphone vibra dans sa poche. Il sursauta, le cœur cognant. Écran allumé : Numéro masqué. Sa gorge se serra. Il décrocha d’un geste sec.
Silence. Pas un souffle. Juste le vide.
— Clara ?
Il attendit.
Un cliquetis. Comme une ligne qu’on coupe volontairement. Puis plus rien.
Lucas resta figé, le portable collé à son oreille, longtemps après que l’appel se soit éteint. La nuit autour de lui semblait encore plus lourde. Derrière les grilles du cimetière, le vent fit bouger les branches d’un vieux cyprès. Le froissement ressemblait à un murmure. Il se redressa, les poings serrés. Tout cela n’était pas fini. Ça ne faisait que commencer.
Et il allait avoir besoin de réponses.
Chapitre 3 – Le certificat https://darkbookclub.com/2025/09/03/lappel-de-clara-le-certificat/