Chapitre 1 — Minuit
La pluie cogne contre Paris comme un tambour obstiné. Minuit se plante au centre de l’horloge, deux aiguilles qui se croisent avec un bruit trop net, presque impertinent. Dans le salon, Lucas Vasseur fixe le verre de whisky posé sur la table basse. Ambre immobile, odeur sourde. Trente-neuf jours. Il compte sans y penser. Trente-neuf jours sans boire. Trente-neuf jours à tourner autour du même précipice.
Le téléphone vibre. Pas une sonnerie, pas un trille joyeux. Juste ce grondement discret qui fait trembler le bois. L’écran s’allume et la lumière bleutée découpe la pièce : canapé fatigué, bibliothèque bancale, plante morte depuis trop longtemps. Le nom s’affiche. CLARA. Les lettres capitales coupent la respiration de Lucas comme une lame froide.
Il ne bouge pas. Les cordes de son cou tirent, ses doigts se crispent sur l’accoudoir. Son cerveau cherche une explication : un bug, un spoofing, un vieux contact qui resurgit après une mise à jour bâclée. N’importe quoi, mais pas ça. Pas son nom. Pas cette écriture-là, le surnom qu’il avait choisi, « Clara » avec un cœur, supprimé depuis. Aujourd’hui, c’est sec, administratif. CLARA. Comme si la mort avait nettoyé la tendresse.
Cinq ans. Il se voit encore sous ce ciel de plomb. Le cimetière, la procession trop courte, la sensation d’un poids dans ses épaules—pas le cercueil, autre chose, quelque chose de sourd et d’invisible. Les mains gantées sur le bois, l’odeur un peu sucrée des fleurs, le silence des paroles qu’il n’a pas prononcées. La nuit suivante, la première bouteille. Puis les autres. Puis tout le reste.
Le téléphone vibre toujours. Lucas tend la main sans toucher l’appareil. Ex-flic, réflexes qui ne meurent pas : observer, se souvenir, classifier. Il a bloqué ce numéro, à l’époque. Il en est sûr. Il avait tout effacé, tout mis à la poubelle numérique. Et pourtant. L’appareil affiche une photo—pas la sienne, pas la dernière, juste un gris anonyme. Dans sa poitrine, quelque chose se serre et se brise à la fois.
Il laisse l’appel mourir. La vibration cesse net. Le silence retombe, plus lourd qu’avant. Une sirène au loin déchire l’air, étouffée par la pluie. Lucas se lève, fait trois pas vers la fenêtre, écarte le rideau. Rue vide, trottoirs luisants. Un taxi qui file. Il devrait respirer profondément, comme le lui a dit Jeanne, la psy des groupes. Il devrait compter jusqu’à quatre, retenir, expirer. Il ne le fait pas.
La seconde vibration le prend de dos, plus violente. CLARA. Lucas retourne à la table, fixe l’écran. Ses doigts tremblent moins qu’il ne l’aurait cru. Il appuie. Le téléphone colle contre sa joue froide. Pas de « Allô ». Pas de « Qui est là ? ». Il écoute.
Au début, rien. Un souffle. Un grésillement de ligne. Une pluie de parasites, étrange reflet de celle qui frappe la ville. Il n’ose pas parler. La voix vient, très loin, très près. Une voix de souvenir. Une voix de nuit. Une voix qui lui arrache la colonne, lui déboîte les os.
— Lucas ?
Il ferme les yeux. Pas un mirage. Pas une imitation. La timbre exact. Les deux syllabes, l’accent léger sur la deuxième. Un murmure qui a traversé des années, ou un mensonge qui sait tout de lui. Il voudrait poser des questions, en hurler mille. Sa langue colle.
— Qui êtes-vous ? dit-il finalement.
Silence. Puis, une respiration hâchée, pressée. Des pas ? Le frottement d’un tissu. Un bruit de porte ? Lucas s’efforce de décomposer les sons, vieille habitude de procédure. Il se revoit, salle d’écoute, casque sur les oreilles, chuchotements étirés. Ex-flic, oui. Ex tout court, parfois.
— Lucas, répète la voix.
Il s’assoit. Le cuir du canapé gémit. Ses yeux accrochent le verre de whisky. Il pourrait le boire d’un trait. Il ne bouge pas. Trente-neuf jours, il se répète. Trente-neuf. Comme un bouclier en carton.
— Où êtes-vous ? souffle-t-il. Qui vous dit de faire ça ?
Au lieu de répondre, la voix s’étrangle en un chuchotement précipité, comme si le temps pressait, comme si quelqu’un approchait. Lucas tourne la tête vers la porte d’entrée par réflexe, absurde superstition : elle est verrouillée, deux tours, chaîne mise. Dans le couloir, une lumière automatique clignote derrière la fente.
— Je… je n’ai pas beaucoup de temps, dit la voix.
Il se lève encore, fait deux pas, revient. Son reflet sombre danse dans la vitre. Ça n’a aucun sens. La voix a ce grain que même les imitateurs les plus doués ratent, cette imperfection infime qui fait vrai. Le cerveau de Lucas fractonne : hypothèses, probabilités, scénarios. Il pense à un montage, un deepfake audio. Il pense à une manipulation clinique—il a lu des articles, il a interrogé des experts, autrefois. On peut tout fabriquer.
Mais pas ça. Pas le souvenir précis d’une nuit sur la route d’Étretat, où elle avait ri d’un rire qui sonnait pareil quand le froid piquait la peau. Pas le murmure qu’elle adoptait quand elle avait peur de déranger. Pas la façon dont le « L » de Lucas glissait à peine, parce qu’elle gardait la langue contre les dents.
— Clara… ?
Il n’a pas voulu dire son nom. Il l’a dit quand même. La parole l’a trahi, l’a tiré dans la faille.
La respiration se hache encore. On dirait une personne qui court. Un souffle court, un frottement. Derrière, très loin, un claquement métallique. Porte, barre, verrou. Ou rails. Lucas baisse le volume par réflexe puis remonte, comme si le bruit allait changer de forme.
— Ce n’est pas un jeu, dit la voix.
Les deux phrases sont sobres, sans pathos. Dans les oreilles de Lucas, elles prennent une dimension disproportionnée. Un tremblement remonte le long de ses avant-bras, pas celui du manque, un autre, plus ancien. Il se revoit, premier jour à la Crim’, à écouter une femme reconnaître la voix de son ravisseur. Il sait qu’on peut se tromper. Il sait aussi qu’on se trompe rarement sur cette chose-là.
— Dites-moi où vous êtes, dit-il. Je viens. Maintenant.
Une microseconde de silence. Puis :
— Tu ne peux pas. Ils te surveillent.
Ils. Le mot tombe, banal et terrifiant. Ils. Qui ? Il fait deux pas jusqu’au bureau, ouvre le tiroir, cherche un carnet, un stylo. Il écrit sans regarder : Minuit. Appel. Clara. « Ils ». Ses lettres s’emmêlent. Sa main serre trop fort. Il sent la vieille pulsation de l’enquête reprendre. Il déteste cette sensation et en a besoin comme d’air.
— Qui ça, « ils » ? Donne-moi un nom.
Des bruits parasites étouffent la réponse. Lucas tourne sur place, capte la force du signal, s’éloigne de la fenêtre, revient, cherche un angle, la vieille danse ridicule qu’il a vu faire mille fois. Quelque part dans le couloir, la lumière automatique s’éteint. La pénombre reprend sa place. La pluie, dehors, ne relâche rien.
— Écoute-moi, dit la voix. Je suis désolée.
Désolée… Pour quoi ? Pour cinq ans d’absence ? Pour une tombe qui n’était qu’une mise en scène ? Pour une vie fracturée ? Il va demander, attaquer, hurler peut-être. Sa mâchoire se serre. Il sent la ligne prête à se couper, il sent la phrase importante qui s’avance et qu’il pourrait manquer en parlant au mauvais moment. Alors il se tait. Il apprend. Il redevient ce qu’il sait faire de mieux : l’oreille.
— Ils ont… la voix baisse… ils ont pris tout le reste. Ils veulent…
Un choc, net, métallique. Elle sursaute de l’autre côté de la ligne. Lucas aussi, ici, dans sa pièce trop sombre. Il retient son souffle. Il entend, distinctement, trois choses : une voix d’homme, étouffée ; un couloir qui résonne ; une porte qui se referme avec un clac exagérément calme.
— Clara, restez en ligne. Parlez. Parlez-moi.
— Je ne devrais pas t’appeler, souffle-t-elle. C’est dangereux. Pour toi. Pour moi.
— Alors pourquoi ?
Il croit sentir son sourire. Pas un vrai, pas un sourire, un tremblement au coin des lèvres, le fantôme d’une habitude. C’est absurde. On n’entend pas un sourire. Et pourtant.
— Parce que personne d’autre ne viendra.
Les mots entrent en lui comme une vérité insupportable. Il ne sait pas s’il se sent flatté, humilié ou broyé. Il se déteste d’avoir pensé au whisky à cet instant précis. Il repousse le verre du bout des doigts. Un cercle humide se dessine sur le bois.
— Tu vas devoir faire exactement ce que je te dis, reprend-elle.
— D’accord.
— Tu vas aller là où tout a commencé. Là où tu m’as perdue.
Elle parle des bois, Lucas le devine, même s’il ne sait pas lesquels, même s’il refuse d’admettre qu’il y a des endroits où l’on perd pour de bon. Il voudrait la questionner sur mille détails, sur le jour, l’heure, la météo, la couleur de la voiture, le numéro de la sortie. Au lieu de ça :
— Dis-moi où, précisément. Donne-moi un repère.
Le souffle au bout du fil hésite. Puis, très bas, presque avalé par le grésillement :
— Le chemin des Chasses. La borne vingt-trois.
Il note. Il reconnaît le nom. Mémoire réflexe. Un dossier, autrefois, un plan froissé dans une salle d’audience. Chemin des Chasses. Il ferme les yeux. Un vieux froid lui remonte le dos.
— Clara, écoute—
— Je ne peux plus, coupe-t-elle.
La panique remonte, brutale. Il a envie de plaquer le téléphone contre son cœur comme si le contact pouvait retenir la voix. Il voudrait promettre. « Je viens. Je te retrouve. Je te sors de là. » Il sait pourtant ce que valent les promesses.
Au bout du fil, un dernier souffle. La phrase tombe, courte, nue, sans emphase. Elle ne demande pas, elle implore à peine. Elle constate la seule chose qui compte encore.
— Lucas… aide-moi.
Chapitre 2 https://darkbookclub.com/2025/09/03/lappel-de-clara-le-cercueil/